Le Kiosque Média

"Notre métier n’est ni de faire plaisir, ni de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie." - Albert Londres

4.04.2007

Les 12 travaux de Raoul


Qu'est-ce que l'Éternel Féminin? Question épineuse, soit. Mais qu'est-ce que ce mystère millénaire à comparé de celui, plus moderne, qu'est l'Éternel Féminin AVEC un conjoint -accoté-, deux monstres attachants, un bungalow fui par les femmes de ménage et une gestion d'
horaire à faire pâlir celle sévissant sur un aéroport?

La journaliste Anne Marie Lecomte livre le quotidien de sa sainte famille dans Châtelaine depuis mai 2002. Ce recueil en présente un concentré maison aussi goûteux qu'une sauce à spaghetti. Un ton affirmé, mais jamais amer ou revendicateur (sauf pour qu'on laisse à l'auteure la paix aux toilettes). Des textes badins, mais jamais superficiels. Sainte Famille nous ramène mine de rien à quelques unes des grandes vérités de la vie. Par exemple, qu'en matière de relations homme-femme, un couple tient probablement mieux la route si chaque membre pallie les "défaillances chroniques" de l'autre. (Mais de là à accepter que cet autre nous reproche de n'avoir pas prévu des souliers de rechange pour les enfants et soi-même, alors que connaissant les difficultés de l'excursion, il en a apporté... pour lui-même!). Que l'amitié est précieuse -ne serait-ce que pour se plaindre des fameuses défaillances chroniques. Qu'après nos parents, nos enfants continuent de nous élever. Que la famille est après tout un bel ancrage, aussi "sainte" soit-elle...

Les célibataires vont lire en tremblant un brin. Les accouplé(e)s assortis d'enfants vont rigoler beaucoup. Et certains gars vont peut-être comprendre...

En voici un extrait, une primeur accordée au Kiosque Médias:


Les 12 travaux de Raoul

Châtelaine juin 2005

Un jour, le destin de ce grand entrepreneur a basculé…


Dans notre maison, tout était à refaire. C’était l’idée de mon Chéri que de rafistoler une bicoque de fond en comble et à notre goût. Mon plan à moi consistait à le laisser finir, pour ensuite l’épouser et faire des bambinos.

Échec complet. Sauf pour les bambins.

On venait à peine d’emménager dans notre vieux bungalow que je suis devenue enceinte. Le nid n’était pas prêt. Le père encore moins. Un bébé ? Mais ce n’était pas le moment ! Il venait de retourner aux études, à l’université. Il s’endettait. Et il y avait tant de choses à acheter de toute urgence pour la maison, comme une tondeuse à gazon… Les bras ballants dans la cuisine (décrépite), il en bégayait. Pas de joie. D’effroi !

Depuis, Raoul est déchiré entre ses devoirs de chef de famille et de chef de chantier. Ils sont incompatibles. Au début, le poupon a des coliques et Bobonne, le blues post-partum. Il ne reste à l’Homme que quelques heures, durant la nuit, pour jouer du marteau. Et encore, ça réveillerait le petit. Par la suite, le petit en question court sur les madriers et braille pour avoir, lui aussi, un VRAI coffre à outils. Sans compter que ce chenapan coûte cher ! Beaucoup plus cher que le lifting intégral d’une maison unifamiliale.

Raoul en a été quitte pour ranger ses vis par ordre de grandeur, en attendant des jours meilleurs. Son mantra est devenu « éventuellement ». Éventuellement, on refera le sous-sol. La terrasse. La façade…

Jusqu’à ce qu’on s’attelle à la réfection de la cuisine. Le beau projet. Raoul confie la besogne à des professionnels. Je suis enceinte d’un deuxième marmot et je trône, grosse comme un jambon, au milieu des ouvriers. L’un d’eux, accroupi dans le bas de l’armoire neuve, m’entretient de robinetterie, d’écoulement et d’égout. Quant à moi, il pourrait bien brancher l’évier directement à mon lit tant je n’y entends rien. « Appelons Raoul », me dis-je sagement.

Dans le vacarme, et toujours plié en huit dans l’armoire, le type crie dans le récepteur du téléphone… Soudain, il s’interrompt et pâlit. De toute évidence, à l’autre bout du fil, Raoul le cuisine d’aplomb. L’ouvrier observe les tuyaux avec anxiété puis crie à son bataillon : « On arrête tout, le monsieur va nous expliquer comment faire ! »

Ah, Raoul.

Intello à lunettes. Passionné de cinéma et d’ordinateurs. Et pourtant capable de s’attendrir devant la photo (en couleur) d’une scie à onglets avec laser en solde à la quincaillerie. Il y a deux hommes en lui, et le second sent la sueur et le bran de scie.

Je suis son bras droit. Mais côté pratique, je ne vaux pas un clou. Quand on a refait la salle de bains, Raoul en a dessiné les plans « selon la projection de Mercator », m’a-t-il expliqué fièrement. La mère Kator ? Je ne comprenais rien. Or, je devais aller acheter la céramique. «Qu’est-ce que c’est que ça ?» s’est exclamé le commis aux tuiles d’un magasin à grande surface, devant les dessins compliqués de mon architecte maison. Je n’ai pas osé lui faire le coup de la mère Kator... «Appelons Raoul», me suis-je dit sagement.

Avec l’aide de son père (autre ardent rénovateur), notre castor bricoleur a aménagé une chambre au sous-sol pour son chenapan. L’hiver dernier, de l’eau a perlé à travers les fentes du plancher… Planté au cœur du sinistre, l’inspecteur en bâtiment fut catégorique : de vieilles fissures aux fondations de la maison se sont rouvertes. Toute la pièce est à refaire.

« Appelons Raoul », me suis-je dit sagement.

Anne Marie Lecomte est journaliste à Radio Canada International.


Extrait du livre de Anne Marie Lecomte Sainte Famille,
publié chez
Flammarion Québec,
en librairie à partir du 4 avril

 
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