Le Kiosque Média

"Notre métier n’est ni de faire plaisir, ni de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie." - Albert Londres

11.08.2006


Ébauche de réflexion sur la pensée floue
Par André Lemelin, professeur à l’INRS

C'est d'un oeil plus intéressé qu'ébahi que j'ai parcouru le reportage sur le nouveau programme d'histoire au secondaire*. Cette approche visuelle de présentation des concepts mériterait un examen critique systématique, parce qu'elle est de plus en plus répandue. Si j'étais marxiste, je dirais qu'elle a été rendue possible par la diffusion des logiciels de "présentatique", les Pouvoirs Pointus (Power Point) de ce monde. Elle a été adoptée avec enthousiasme, parce qu'elle est parfaitement adaptée à la pensée floue.


Bon, cela dit, au-delà de l'hypothèse facile d'imbécillité généralisée, il faudrait essayer d'identifier les racines de l'utilisation endémique de cette forme de présentation. Car la pensée floue a toujours existé et a toujours été, hélas! très répandue. Mon hypothèse est que ce phénomène est le reflet et le résultat d'une évolution sociale qui a commencé avec la démocratie et la généralisation de la scolarité et dont l'épisode le plus récent est le spectaculaire développement des TIC (technologies de l'information et de la communication; en passant, on disait encore récemment NTIC, avec "N" pour "nouvelles", comme quoi tout vieillit vite!). Pour faire court, une des conséquences de cette évolution est un changement dans la façon d'élaborer une pensée. Autrefois, une réflexion solitaire, conduisant généralement à l'écrit, était suivie de répliques critiques et d'un dialogue lent; ce type d'activité intellectuelle a été remplacé par le remue-méninges et le développement collectif d'idées. Personne aujourd'hui ne répète la blague qui m'a toujours été chère: un dromadaire est un cheval dessiné par un comité; tout le monde trouve que les dromadaires traduisent mieux l'idée du groupe. Et ils n'ont pas nécessairement tort...


Ce qui fait la force de cette forme d'organisation, c'est la faiblesse de la forme antérieure: le dialogue lent a cessé d'être viable, pour des raisons de masse et de vitesse. D'une part, la masse de la production intellectuelle augmente de façon exponentielle. Rien que dans l'univers circonscrit de la science sérieuse, le foisonnement des publications, la multiplication des canaux de diffusion, l'explosion du nombre de contributeurs, tout cela fait qu'il devient humainement impossible de suivre autre chose qu'un étroit filon de la littérature scientifique. D'autre part, la vitesse rendue possible par les TIC impose à tout le monde le rythme de ceux qui sont les plus "rapides sur le piton" (ci-après, les "RSP"): aussitôt qu'il y a des décisions à prendre, quiconque veut y participer et faire sentir son influence doit faire très vite, faute de quoi le discours des RSP, qui n'est pas toujours le plus réfléchi, l'emportera. On devine facilement la dynamique inflationniste qui s'ensuit.


Et puisque le dialogue lent entre individus a cessé d'être viable, la forme d'organisation qui émerge est similaire à celle qui a remplacé l'artisanat dans la production de biens: elle est collective. Les concepts, les plans, les décisions sont le résultat de discussions de groupe, de comités, etc.


Cela exige évidemment la communication orale. Je fais l'impasse ici sur la possibilité qu'il y ait eu dégradation de la maîtrise du langage oral aussi bien qu'écrit. Mais si, historiquement, la communication écrite des idées était jusqu'à récemment plus "structurante" que la communication orale, c'est sans doute que la première avait des avantages. Or - et cela nous ramène enfin aux ubuesques schémas du document du Ministère de l'éducation - depuis des temps immémoriaux, la communication orale d'idées s'appuie sur des dessins, des schémas, voire des gribouillis: j'en veux pour preuve le tableau et la craie, jusqu'à récemment le symbole même de l'école. Ajoutez à cela la technologie informatique et le désir que les schémas soient rutilants pour impressionner le patron...


Là où le bât blesse, et je crois que c'est le noeud du problème social, c'est que ce genre de schéma, s'il est adéquat pour soutenir le discours, dans le contexte dynamique d'un exposé (qu'on pense à l'évolution du tableau noir au fil d'un cours, dans les universités de jadis), est totalement dénué de pertinence lorsqu'il sert d'illustration statique dans un document écrit. Ce genre de schéma, quand il est bon - et ce n'est pas toujours le cas! - n'aurait de valeur que dans une présentation de type Power Point avec bande sonore enregistrée, ou encore dans une sorte d'E-book, où l'illustration s'animerait au fil de la lecture du texte de l'exposé. En un mot, insérer de tels schémas dans un écrit, c'est s'asseoir entre deux chaises technologiques.


Pire encore, cette position de l'entre-deux n'est pas le seul fait des documents écrits issus de processus de pensée collective. Elle imprègne tout le processus social de décision. Car un schéma, bon ou mauvais, une fois détaché du discours qu'il est censé soutenir, acquiert une vie propre. Mais ainsi détaché du discours qui en est la raison d'être, il perd toute rigueur et devient une auberge espagnole de la pensée: en d'autres mots, il devient le pot-au-miel de la pensée floue. Enfin, par une dynamique perverse, à mesure que se répandent ces virus de pensée floue, la pensée floue acquiert des lettres de noblesse, devient la norme et conforte son emprise à la racine même du processus, au plus intime des groupes de réflexion qui produisent les idées et les schémas qui sont censés les illustrer.


Le contre-poison, évidemment, c'est l'éducation. Est-il nécessaire de poursuivre? Si la pensée floue est à la base de la conception des programmes d'enseignement, il n'y a plus d'espoir. Ce qui me console, c'est que je suis vieux et que je n'ai pas d'enfants.


*
Le Ministère de l’Éducation au palmarès de la migraine
extrait : Le problème est que le programme se présente par le siège et ne sait où donner de la tête. Le Québécois moyen ou même doué n’y comprend rien. On a vaguement su que le ministère faisait des coupes à blanc dans la chronologie et on a essayé de suivre dans les pages des journaux la controverse qui a suivi. La guérilla se poursuit dans les tranchées des cubicules de fonctionnaires et d’universitaires. Mais il est facile de se faire une opinion valable ; l’idée est de laisser choir la lecture du texte pour se concentrer sur les ti-graphiques pondus avec amour et avec nos taxes par le ministère. (Le Kiosque Média, 31 octobre 2006)

1 Comments:

  • At 09 novembre, 2006 18:17, Anonymous Anonyme said…

    l'éducation peinture à numéro
    l'ultime accomodement "raisonnable"

    J'me demande si ils ont déja trouvé quelle pilule correspondait à quelle couleur/lettre/étoile(note).

     

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